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Suicides et travail: un débat biaisé

Le nombre de suicides fait l’objet d’une macabre bataille de chiffres entre les partisans de l’adaptation de l’entreprise aux impératifs du marché et les syndicats. Le suicide, acte ultime de la manifestation du désespoir, est une donnée emblématique reprise par les médias pour traiter ce sujet douloureux.  Pour l’expert en stratégies managériales,  Olivier Babeau, le suicide est vu sous la froide analyse statistique selon l’âge, le sexe, la catégorie socio-professionnelle, le secteur d’activité.  De son analyse retenons que France Telecom, critiqué pour un changement d’organisation de travail mené au pas de charge, devrait connaître un taux de suicide théorique de 16,9 pour 100.000 à comparer en 2009 au chiffre réel, légèrement supérieur, qui est de 19 pour 100.000. Selon notre expert, la marge d’erreur statistique ne permet pas d’incriminer le travail comme facteur de suicide à France Telecom. Cette explication biaisée, penche du côté de l’employeur. Elle suggère implicitement que les arguments des syndicats et les commentaires de la presse reposent sur l’exposé exclusif du nombre de suicides. Il faut aller plus loin que cette explication rationnelle, reprise en coeur par les dirigeants et DRH de France Telecom, de La Poste et autres organisations incriminées. Un suicide sur le lieu de travail , justifié par un mail de l’employé comme ici, à La Poste ou une lettre d’un salarié du technocentre de Renault Guyancourt  est une preuve majeure indiscutable du rôle mortifère d’une organisation ou environnement de travail, dont la pondération devrait dépasser un simple énoncé chiffré . Vouloir noyer cette évidence dans une froide statistique participe d’une entreprise de désinformation institutionnelle ou idéologique. Hors des grands plans de réorganisation comme à France Telecom ou La Poste, le suicide pour raisons professionnelles est indéniable. En 2011, une étude sur le suicide des agriculteurs a eu quelques échos. Près de 500 suicides avaient été enregistrés en France par l’Institut de veille sanitaire (InVS) entre 2007 et 2009. Une hécatombe si l’on compare au nombre d’agriculteurs.

L’UNSA Police annonce que depuis le début de l’année 2014, 46 policiers se sont donnés la mort. Au cours de ces cinq dernières années, la moyenne des suicides dans la police nationale tourne autour de 42 par an. Un nombre que de froids statisticiens trouveraient sans doute normal.

D’autres symptômes passés sous silence Les médias, globalement, ont tendance à n’envisager la souffrance au travail que sous le prisme du suicide ou des TS (tentatives de suicide), plus faciles à « vendre » aux lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Il s’agit là d’une information percutante, facile à comprendre, mesurable. A ce sujet, j’ai pu vérifier lors d’une enquête que les syndicats SUD ou la CGT ne communiquent sur le lien entre un cas de suicide et le travail, qu’après avis du CHSCT  (comité d’hygiène et de sécurité et conditions de travail). Ils éliminent ainsi  objectivement des causes d’ordre privée. Les médias d’information responsables agissent de même. Pour rendre compte des réelles souffrances de dizaines de milliers de salariés face à des organisations de travail brutales dont ils sont la variable d’ajustement, il existe d’autres indicateurs qui rendent compte du mal-être au travail. Malheureusement, ils sont plus diffus et difficiles à caractériser que le suicide ou les TS, comme les dépressions et autres troubles psychiques. L’Institut national de veille sanitaire ( INVS) reconnait aujourd’hui que la conduite suicidaire est un processus multifactoriel dans lequel l’activité professionnelle pourrait jouer un rôle. Si le conditionnel est encore utilisé, l’INVS dresse néanmoins le tableau des professions les plus exposées dans son enquête Risque suicidaire et activité professionnelle .  Cette étude repose sur les réponses d’un échantillon de 4128 salariés ayant répondu à un autoquestionnaire puis à un questionnaire proposé par un réseau de 80 médecins du travail dans le cadre de l’enquête Samotrace en Rhône-Alpes. Des secteurs d’activité comme la santé et l’action sociale, les transports et communications présentent des taux de prévalence élevés pour les tendances suicidaires. Cela démontre bien le rôle de certains environnements de travail sur la santé psychique. Certains résultats vont à contre-courant des idées reçues. Ainsi, le personnel de l’administration publique présente la plus forte proportion de personnes à risque suicidaire élevé. Notez que les entreprises de moins de 50 personnes ne font pas l’objet d’études détaillées à ce sujet alors que leurs personnels sont plus isolés face à des contraintes abusives de production. Au lieu de se lancer dans des ruptures organisationnelles de taille et réfléchir  ensuite aux conséquences sur les salariés et fonctionnaires puis reculer sous la pression de la justice ( affaire BPCE Rhône-Alpes) et des médias, les entreprises devraient anticiper les dommages importants causés par des méthodes de travail brutales et inefficaces. Comment ? En questionnant sérieusement leurs personnels et ses représentants en lieu et place d’une écoute trop proche des actionnaires,  selon des règles de marché toxiques.

( Mise à jour du 24/10/2016)

La souffrance au travail c’est aussi le harcèlement destructeur de responsables d’entreprises et d’organisations et à moindre mesure, de collègues. Le plus dangereux face à ce qu’on appelle au sens large, un pervers narcissique, n’est pas tant le harcèlement qu’un sentiment de culpabilité qui empêche de voir le problème et de prendre les bonnes décisions. Lite le livre de Delphine de Vigan, « Les heures souterraines » et le film qui en est tiré .

Mise à jour du 27 février 2014: La condamnation de la Caisse d’Epargne Rhône-Alpes pour l’utilisation du benchmarking de ses salariés

Livre et interview de Claude Halmos sur les conséquences de la crise économique sur le psychisme des sans emplois mais aussi de ceux qui ont un emploi

Billet mis à jour le 7 novembre 2014

Documentaire sur LCP  « Une tournée dans la neige » sur le suicide de Pauline, une postière en Haute-Loire en 2013, suite à une tournée très difficile.


Une pléthore d’organisations, institutions, colloques autour des RPS (risques psychosociaux)

Une multitude d’acteurs, la plupart financés sur fonds publics, se penchent depuis longtemps sur les RPS. Ces organismes et colloques produisent de très nombreuses études, comparatifs, analyses, outils pour lutter contre les risques psychosociaux.  Leurs compétences se chevauchent ce qui nuit à leur efficacité globale.  D’évidence, ce travail est loin d’être utilisé par les entreprises de toutes tailles. Ce sont pourtant elles qui devraient mettre en oeuvre en priorité des plans de préventions des RPS mais les impératifs économiques dominent tous les autres aspects de manière écrasante.

Quelques organismes et institutions travaillant sur les RPS:

  • INRS: l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles
  • ANACT: Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail
  • Communication d’Etat sur les RPS
  • INVS         Institut national de veille sanitaire
  • Revue de presse sur ce sujet sur le site  Souffrance au travail

À propos de Serge Escalé

Rédacteur. En veille sur l'économie, le social, l'usage et implications des technologies, le numérique.

Discussion

3 réflexions sur “Suicides et travail: un débat biaisé

  1. Je souscris pleinement à votre propos. Le travail effectué par les organismes publics que vous citez (tant en qui concerne le recensement des problèmes que les cadres réglementaires et la nature des interventions envisageables) est dramatiquement sous-utilisé par les entreprises (quelle que soit leur taille), qui préfèrent avoir directement recours aux innombrables officines privées qui se déclarent compétentes en la matière.

    Elles le sont quelquefois, mais de même que dans le domaine de la psychothérapie, on y trouve tout et n’importe quoi, sans que le client/demandeur puisse s’appuyer sur des critères de compétences clairs. Très (trop) souvent, cette compétence est auto-affirmée et utilise largement un argumentaire fondé sur la notoriété des entreprises qui ont fait appel à leurs services. Ce qui est loin d’être un argument suffisant.

    Ainsi la loi sur les CHSCT a créé un « appel d’air » pour ces officines, qui ont ajouté à leur « spécialités », en plus du management, de la gestion des organisations, de l’entraînement au leadership, etc. le sigle magique « RPS ».

    Les impératifs économiques expliquent en partie ce manque d’utilisation. En partie seulement. Car beaucoup d’entreprises (leur responsabilité vis-à-vis de la santé de leurs salariés étant désormais légalement engagée) financent des interventions coûteuses (parfois même très coûteuses). La méconnaissance explique le reste.

    En outre, la très grande majorité, pour ne pas dire l’intégralité des situations à risque impliquent une action portant également sur le fonctionnement organisationnel. Et là, ça coince! Tant il est aisé d’ouvrir le parapluie en commanditant des interventions diverses centrées sur les personnes (même si les actions sont appliquées dans un cadre collectif), sans mettre en question l’organisation elle-même.

    Et nous pourrions ajouter, au-delà de l’organisation, les équilibres socio-politiques qui en constituent le cadre de fonctionnement … il s’agit certes d’un autre niveau de problème, mais fortement lié (cf. l’usage – et l’incompréhension – des statistiques par les dirigeants et DRH que vous évoquez).

    Avec quelques collègues, universitaires de différentes spécialités (psychologie sociale, psychologie du travail et des organisations, psychologie clinique), tous ayant effectué des recherches dans le domaine du travail et de la santé, nous avons créé il y a deux ans une association d’intervention – recherche dans le domaine de la santé au travail, qui s’appuie sur un réseau de médecins du travail et de professionnels de terrain (formation, insertion/réinsertion professionnelle).
    Et il faut bien reconnaître que nos premières interventions ont consisté à remettre sur pied des audits (qui n’en avaient que le nom) et des outils d’évaluation (allant de l’imprécis au fantaisiste) qui avaient été établis par des « professionnels des RPS », du « management », ou des « ressources humaines » … (ah ! les « ressources humaines » !!! …).

    Inutile d’en dire plus, il ne s’agit pas de faire de la pub, mais les ressources apportées par l’INRS, l’INVS, l’ANACT et le Ministère du Travail sont pour nous essentielles.
    Merci donc de l’éclairage que vous apportez dans votre article.

    Quant aux travaux, colloques, etc. effectués par de (vais) spécialistes, il est vrai qu’ils souffrent d’un déficit de communication. Les grands relais médiatiques ne sont pas particulièrement gourmands de ce genre de résultats de recherches.

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    Publié par Noëlle Girault-Lidvan | juin 27, 2013, 3:50
    • Merci de votre réponse argumentée qui complète le billet. Pardon de mon retard abyssal pour vous répondre. Je n’ai plus guère de temps pour continuer à enquêter sur ce domaine qui mérite mieux qu’un prisme déformant médiatique. Il est difficile de constater que d’aucuns perdent la vie à la gagner.

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      Publié par Serge Escalé | septembre 15, 2015, 4:38
  2. Pas de problème. Merci pour votre veille et vos analyses dans des domaines essentiels. Je vais suivre votre blog avec attention.

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    Publié par Noëlle Girault-Lidvan | septembre 15, 2015, 8:22

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