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Chomsky et les khmers rouges: questions sur un intellectuel

Cité dans un article du New York Times comme « le plus grand intellectuel vivant« , une citation reprise par le Monde Diplomatique, Daniel Mermet, mythique fondateur de l’émission « Là-bas si j’y suis », et d’autres, Noam Chomsky s’est d’abord fait connaître pour ses travaux novateurs sur la linguistique unanimement reconnus par ses pairs pour sa théorie sur la grammaire générative et transformationnelle dans les années 1950. Ses travaux ont eu une influence majeure sur la psychologie et son orientation fondamentale dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Mais sa position d’intellectuel critique hors de son domaine d’expertise, reste à questionner. Petit rappel. Chomsky signe en 1979 une pétition lancée par le militant négationniste Mark Weber en faveur de Robert Faurisson, ce dernier niant l’existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale. Suite aux vives réactions suscitées par cette pétition, Chomsky publie un court texte dans lequel il expliquait que défendre le droit pour une personne d’exprimer ses opinions ne revenait nullement à les partager. Précisons que Chomsky ne soutient pas le négationnisme. Ce texte fit l’objet d’un avis de Chomsky dans le livre de Robert Faurisson. Voici ce qu’il dit dans cet avis: « Je ne dirai rien ici des travaux de Robert Faurisson ou de ses critiques, sur lesquels je ne sais pas grand-chose, ou sur les sujets qu’ils traitent, sur lesquels je n’ai pas de lumières particulières.  » Autrement dit, Chomsky, encensé comme une grande référence intellectuel de la gauche radicale, réagit comme Etienne Chouard, face à Denis Robert: tous les deux affirment qu’ils ne savent pas grand chose sur les chambres à gaz et qu’ils doivent étudier la question.  On peut leur suggérer l’utile lecture de cet article sur les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau sur le site PHDN (Pratique de l’Histoire et Dévoiement Négationniste) ou encore cette étude approfondie sur le même sujet  en anglais.

Mais l’Europe marquée par la shoah, n’est pas les Etats-Unis et ses lois avancées sur la liberté d’expression;  60 ans après l’un des plus grands génocides de l’histoire, qui concernait non seulement les juifs mais aussi les tziganes, les homosexuels, les malades mentaux et les opposants, l’extermination des juifs d’Europe, est un un sujet très critique en Europe.

En 2010, Chomsky confirme le 5 septembre, son soutien à la « pétition pour l’abrogation de la loi Gayssot et la libération de Vincent Reynouard », condamné pour négationnisme. Là aussi, Chomsky explique que s’il ne connaît pas les opinions de Vincent Reynouard, il combat fermement la loi Gayssot. Cette vision aux frontières de la liberté d’expression peut surprendre, mais il s’agit d’une position américaine de défense absolue du droit de quiconque à exprimer n’importe quelle opinion. Vincent Reynouard est un négationniste de l’existence des chambres à gaz nazies. Intégriste catholique, il se réclame de l’idéologie nazie. Je ne comprends pas pourquoi, au nom de la défense de la liberté d’expression, Chomsky apporte, in fine, un soutien à un tel personnage. Aller au bout de la logique de l’opposition à la loi Gayssot mène à une telle ineptie, même si on peut reprocher à une loi de graver l’histoire dans le marbre.
Petition_Reynouard

C’est plutôt son  étonnante analyse du génocide cambodgien perpétré par les khmers rouges, peu connue en France, qui questionne l’observateur attentif. Elle est détaillée dans la section Doubting genocide in Cambodia dans sa notice Wikipedia en anglais. En lisant attentivement son livre co-écrit avec Edward S.Hermann, « After the Cataclysm, Postwar Indochina & reconstruction of imperial ideology » publié en 1979 et concernant, entre autres, la période de 1975 à 1978 sur le génocide cambodgien, je n’ai trouvé aucune relation du génocide et exactions des khmers rouges. Curieux pour le moins sur ce drame qui décima 1,7 million de cambodgiens selon des sources fiables. Chomsky et son co-auteur, réfutent avec une extraordinaire méticulosité la validité des témoignages des réfugiés cambodgiens en Thaïlande ainsi que les articles des médias français et américains parus sur le sujet .

After_Cataclysm_

After the cataclysm Noam Chomsky et H. Hermann publié en 1979, critique la position américaine au Cambodge en ne montrant quasiment pas le rôle des khmers rouges dans le génocide.

Son livre « La fabrication du consentement » ne lève pas davantage l’ambiguïté sur ses positions sur les khmers rouges. Chomsky pointe la lourde culpabilité de l’amérique dans les années précédent le début du génocide en 1975, en citant les bombardements aériens massifs du territoire cambodgien lors de la campagne qui a duré du 18 Mars 1969 au 26 mai 1970, et détruit environ 1.000 villes et villages. Ces bombardements auraient précipité selon lui le soutien des paysans, qui formaient plus de 80 % de la population, vers les khmers rouges vus comme des libérateurs. On ne trouve quasiment rien sur la période du génocide de 1975 à 1978 mais Chomsky précise que son travail consiste à démonter et expliquer la structure du discours américain, non de se livrer à une recension des faits de guerre. Pour démontrer la manipulation des médias par les Etats-Unis et leurs alliés, Chomsky met en parallèle, la quasi absence de couverture médiatique de l’invasion du Timor oriental à la même période par les forces armées indonésiennes qui  envahirent, en 1975, ce pays nouvellement indépendant. Cette tragédie, passée à l’époque sous silence, est responsable de 200.000 morts selon Amnesty international, de 1975 à 1999 pour cause d’actions militaires, de la faim et des maladies.  Le rôle des Etats-Unis dans ce conflit est avéré et s’explique par le fait que les américains redoutant un basculement du Timor oriental vers le bloc communiste, ont fourni à l’Indonésie l’essentiel de son armement. Mais une tragédie peut-elle en faire oublier une autre ? Peut-on passer rapidement en revue les souffrances des populations cambodgiennes de 1975 à 1978 afin de mieux appuyer une thèse où apparaissent  les responsabilités, réelles des américains, en mentionnant à peine la folie meurtrière des khmers rouges ? Cette froideur intellectuelle me semble particulièrement troublante comme si les tragédies, les génocides n’étaient que sujets d’étude et de documentation à charge, à l’exclusion des terribles souffrances subies par nos semblables.

fabrication_consentement

« La fabrication du consentement  » contient une analyse entièrement à charge pour la position américaine dans les années précédant le génocide des khmers rouges et après 1978.

Le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh, rescapé des camps de travail des khmers rouges dans lesquels il perdit ses parents et une partie de sa famille,a réalisé 3 documentaires sur ce sujet. « S21, la machine de mort Khmère rouge » est un documentaire sur le centre de détention S21, un ancien lycée situé au cœur de Phnom Penh où près de 17 000 prisonniers ont été torturés, interrogés puis exécutés, sur le responsable du S21. Il est aussi l’auteur de  « Duch le maitre des forges« . Enfin, il a écrit et réalisé  L‘image manquante (Sur Arte- 5 octobre 2013) qui relate sa propre histoire dans l’enfer du génocide cambodgien. Rithy Panh fustige les penseurs Alain Badiou et Noam Chomsky qui, d’après lui, furent trop complaisants avec le régime khmer rouge et évoquaient un « génocide éclairé ». Encore plus explicite concernant les propos de Chomsky sur le génocide cambodgien, Rithy Panh affirme:  « Noam Chomsky, brillant intellectuel ne dit que des conneries ». « Il faut  qu’il vienne voir », ajoute-t-il. Ces propos marqués par une émotion compréhensible montrent que les guerres et les génocides ne sauraient être appréhendés sous l’angle de la seule étude d’un ensemble de faits inertes. Sur le site de la Revue internationale de la fondation Auschwitz, l’article Rithy Panh: un art de la mémoire, précise l’erreur qu’il y aurait à qualifier le génocide cambodgien d’autogénocide, comme le fait Chomsky dans After the Cataclysm. Citation dans l’article:  » S’il y a bien eu un génocide au Cambodge, c’est moins en raison du nombre très élevé de victimes qu’en raison d’une idéologie, d’une pensée de classe qui oppose, comme nous l’avons vu plus haut, un « peuple ancien » à un « peuple nouveau ». À l’usage, ces dénominations se révèlent porteuses d’une condamnation de toute forme de modernité bourgeoise et occidentale » . A cet égard, le génocide cambodgien ne peut être comparé, ni en nombre de victimes, ni par sa nature même, aux massacres du Timor oriental cités par Chomsky. Les récents attentats du 13 novembre 2015 en France, on été perpétrés sous cette même justification de l’éradication proclamée d’un société pervertie par la modernité, contraire aux valeurs d’un Islam fossilisé d’après une vieille tradition coranique datant du 10 ème siècle. Ne pas oublier qu’au delà de brillantes analyses, il y a les souffrances des victimes, quelles qu’elles soient.

Pour aller plus loin:

Traduit par LePetitJournal.com-Cambodge mardi 31 mars 2009 en 2009 .  Chomsky ne mentionne ici que les responsabilités américaines et affirme « On se rend désormais tout à fait compte de l’ampleur et de l’intensité des bombardements [américains…], et de leur aspect génocidaire. Pour un procès international omettre ces éléments est scandaleux !  »

À propos de Serge Escalé

Rédacteur. En veille sur l'économie, le social, l'usage et implications des technologies, le numérique.

Discussion

3 réflexions sur “Chomsky et les khmers rouges: questions sur un intellectuel

  1. Bonjour, je vous conseille vivement de lire les bouquins de Noam Chomsky, pas seulement des extraits. Ils apportent un éclairage nécessaire sur les bombardements qui ont lieu au Laos et au Cambodge, de la part du gouvernement americain qui avait pour but (et Chomsky cite le ministre de la défense de l’époque) de : « créer un climat de guerre civile ». Noam essaye simplement de démontrer l’importance des États Unis dans ce conflit, car comme beaucoup d’autres, cette guerre ne s’est pas auto-declenchée toute seule par hasard. Je vis au Cambodge depuis des années et je peux vous assurer qu’à l’époque, la plupart des gens ne savaient pas trop pour quoi ou pour qui ils se battaient, et les Khmers rouges ont profités de la confusion générale pour « libérer le cambodge »…
    Pour plus d’informations, n’hésitez pas à m’écrire : garreau_armand@hotmail.com

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    Publié par Garreau Armand | novembre 17, 2018, 1:39

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